Le numéro spécial que consacre Résonance à la crémation pour ces mois d’été est l’occasion pour moi de rappeler l’exceptionnelle évolution qu’a connue ce mode de funérailles depuis quelques années. Alors que cette pratique avait été enfouie et presque totalement abandonnée par notre société judéo-chrétienne durant plusieurs siècles, elle ressurgit de façon extrêmement soudaine depuis quelques décennies.
Philippe Gentil, président de l’Union des Gestionnaires de Crématoriums Français (UGCF) |
Faisons un peu d’histoire
On trouve les premières traces de crémations à l’époque dite "néolithique", à la fin de l’âge de pierre. Rappelons que la fin de l’âge de pierre correspond à la période comprise entre 20 000 et 3 000 ans avant notre ère. Dans la Préhistoire, l’âge de pierre est la première période à laquelle vont succéder deux autres : l’âge de bronze et l’âge de fer. Il commence il y a 2.5 millions d’années quand les premiers hominidés commencent à fabriquer leurs outils pour chasser ou se nourrir.
C’est dire si les premières crémations sont anciennes ! Par la suite, toute l’Antiquité grecque et latine pratique la crémation de ses défunts. En France, on "crématisera" jusqu’au règne du premier roi des Francs, c’est-à-dire Clovis, qui se veut également le premier roi consacré par l’Église à Reims.
Ensuite, pour des raisons liées à la croyance de certaines légendes qui voulaient qu’un corps brûlé ne puisse pas voir son âme se soulever ou que le feu incarne pensait-on, le malin ou Lucifer, la religion catholique proscrira définitivement la crémation autour de l’an 800 – elle est définitivement interdite par un capitulaire (du latin capitulus : clause, article) de Charlemagne. La crémation va ainsi disparaître de nos coutumes funéraires pendant des siècles et quasiment jusqu’à nos jours.
La période de la réforme bouscule cependant ces interdits et, dès la fin du Moyen-Âge et le début de la réforme, d’illustres réformistes tels que Jan Hus, sont condamnés par l’Église catholique à périr sur le bûcher. Leader de la nouvelle pensée réformiste en Bohème, la population s’identifie à ce tribun et décide de "perpétuer" la fin cruelle de son héros en reprenant la crémation comme modèle de funérailles pour ses défunts. La tradition se perpétue et rappelons qu’aujourd’hui, en République tchèque ou en Slovaquie, le taux de crémation est proche de 90 % (environ 35 % en France).
Mais en France ça n’est finalement qu’à partir du XIXe siècle que la pratique va être réhabilitée et que l’on verra finalement naître, le premier crématorium du territoire, celui du Père-Lachaise, installé à Paris au cœur du cimetière du Père-Lachaise, et construit, après délibération du conseil municipal du 16 février 1883, par l’architecte Formigé et l’ingénieur en chef Bartet.
Ensuite suivra une longue période de traversée du désert pour ce mode de funérailles notamment parce que l’Église catholique, très influente en cette fin XIXe et ce début du XXe siècle, y est farouchement opposée.
Ça n’est bien sûr qu’avec l’arrivée de Jean XXIII et de Vatican II que la crémation est finalement autorisée par l’Église catholique qui, sans la prôner, la tolère. Mais les traditions ont la vie dure, et en 1980, le taux de crémation en France est toujours inférieur à 1 % ! Il passe finalement à 10 % en 1993 pour finalement croître de près de 25 points pour atteindre aujourd’hui 35 % au niveau national.
Relevons qu’il s’agit d’une moyenne puisque certaines communes ou agglomérations ont crû plus vite que d’autres et dépassent largement ce taux : 50 % à Toulon ou Lille, près de 60 % à Nice et plus de 70 % dans une ville comme Metz. La région parisienne, où pourtant le prix d’une concession dans un cimetière est généralement plus élevé qu’en province, reste étonnamment à 30-31 %, mais les statistiques montrent une progression sensible des demandes.
Alors pourquoi, de plus en plus de personnes décident-elles de se faire "crématiser" de nos jours, alors que durant des siècles cette pratique a été bannie des traditions ? Les raisons sont diverses et nos sociétés ont évolué beaucoup plus vite qu’il n’y paraît pendant les trente dernières années. Autrefois, on était crématiste ou on ne l’était pas. La religion ou l’appartenance à certains mouvements, notamment francs-maçons, invitaient à opter pour ce mode de funérailles en réaction ou par conviction, face à l’establishment.
Aujourd’hui, une large partie de la population exprime des volontés allant vers la crémation. Les arguments pour justifier ce choix et notamment ceux révélés par les personnes qui, par exemple souscrivent des contrats obsèques (dans lesquels près de 50 % de la population déclare d’ailleurs vouloir choisir la crémation) sont divers : plus économique, plus écologique, rattachement à des religions orientales (bouddhisme ou hindouisme), plus dans l’air du temps, bref tous les tabous sont désormais levés et la population française choisit sans a priori ce mode de funérailles.
Cela pose de toute évidence des sujets sociétaux de fond et nous ne réalisons pas toujours que nous sommes en train de vivre une époque où les bouleversements en la matière sont immenses. On peut parler de révolution. Pas seulement parce que les nouvelles technologies renversent la table de nos codes de communication ou de nos relations à l’autre, mais aussi parce que nos traditions ancestrales se sont transformées en quelques années.
La crémation et la mort en général n’échappent pas à cela non plus
Pendant prés de 1200 ans, nous ne crématisions plus, et en 30 ans, nous sommes 1/3 de la population à choisir la crémation ! Quel choc culturel ! Y sommes-nous préparés ? Savons-nous "gérer" l’après-crémation avec des lieux de sépulture ou de dispersion parfois peu ou mal aménagés ? Faut-il laisser les familles seules face à la décision irréversible de dispersion dans des espaces qui peuvent ensuite être modifiés ou transformés par des décisions publiques (construction d’une route, d’une zone commerciale ou d’un ensemble immobilier) ?
Bref toute une série de questions d’ordre sociétal méritent d’être posées à l’heure où la dématérialisation des modes de fonctionnement de nos sociétés (pourtant si matérialistes) a parfois des conséquences diverses sur les individus qui sont au cœur du changement et vivent les mutations avec plus ou moins de bonheur.
La mort est un sujet trop fondamental et humain pour que l’altération ultra-rapide du mode de funérailles et l’émergence soudaine de la crémation ne soulèvent pas la question d’adaptation de notre société à ces changements profonds. Nous en mesurerons les effets dans les prochaines décennies et cela réservera peut-être quelques questions profondes auxquelles nous n’aurons pas pensé aujourd’hui. Le thème est passionnant et les réponses encore très ouvertes.
Philippe Gentil
Résonance hors-série #1 - Spécial Crémation - Août 2015
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