La Mission pour les Initiatives Transverses et Interdisciplinaires (MITI) du CNRS a financé des recherches préliminaires pour étudier la possibilité d’utiliser l’énergie solaire à concentration pour le procédé de crémation. Le laboratoire PROMES (Sciences de l’ingénieur) et le laboratoire CESOR (Sciences humaines et sociales) ont réfléchi à la première preuve de concept à la fois technique et sociale d’une crémation funéraire par énergie solaire concentrée.
Le projet Crémathelio
Bien que la crémation ait connu une forte croissance en France (42 % des choix d’obsèques aujourd’hui contre seulement 4 % en 1980), les propositions techniques, spatiales et rituelles à son sujet sont peu investiguées alors qu’elles pourraient être des champs de recherche et d’innovation très porteurs. De plus, cette pratique est désormais confrontée à des problèmes environnementaux, financiers et sociétaux notables qui nécessitent de nouvelles actions de développement.
En effet, de nouvelles aspirations en lien avec la nature et la préservation de l’environnement concernent aujourd’hui beaucoup de citoyens. Actuellement, les technologies de crémation sont extrêmement énergivores (de l’ordre de 900 kWh/crémation, puissance par four de l’ordre de 600 à 700 kW) et fortement émettrices en CO2 (environ 649 kg CO2 /crémation selon la récente enquête du CSNAF).
Parallèlement, la cohabitation entre l’espace technique du crématorium et l’espace rituel accueillant les cérémonies peut être douloureusement perçue par les familles, qui témoignent souvent d’une expérience difficile et dérangeante, liée à un manque de sens sur les plans esthétique et symbolique des lieux et des rituels qui y sont pratiqués. C’est dans ce contexte que la crémation à énergie solaire concentrée apparaît comme une opportunité à la fois d’atteindre la neutralité carbone en se libérant d’une dépendance au gaz et de redéfinir un rituel plus en résonance avec les attentes des nouvelles générations.
Par ailleurs, le rayonnement solaire comme source d’énergie d’un tel crématorium pourrait être mis à l’honneur dans une architecture singulière, en inscrivant le temps de la célébration du défunt dans le temps des cycles et aléas du rayonnement solaire sur la surface terrestre, en toute transparence sur le procédé et la source d’énergie.
Techniquement, le projet Crémathélio émane d’une technologie déjà éprouvée, celle du four solaire d’Odeillo, dans la commune de Font-Romeu dans les Pyrénées-Orientales. Mis en service en 1969, c’est l’un des plus puissants fours solaires au monde. Le procédé de concentration solaire est donc maîtrisé et permet d’atteindre des hauts niveaux de température grâce à l’utilisation d’une multitude de miroirs (héliostats) qui concentrent le reflet du soleil en un point (température maximale de 600°C à l’échelle commerciale, >1500°C en laboratoire).
Plusieurs centrales solaires de production électrique fonctionnent à travers le monde avec ce type de dispositif, mais l’application de cette technologie à la crémation nécessite de tenir compte de contraintes spécifiques de fonctionnement, tant du point de vue technique (température de 800°C) que de la forme architecturale du bâtiment, son intégration dans le paysage et ses usages cérémoniels.
Les laboratoires PROMES et CESOR ont donc d’abord réfléchi à la preuve de concept technique (Figure 1). Il s’agit d’un champ de miroirs mobiles (héliostats) qui vont rediriger le flux solaire sur une optique secondaire en hauteur pour ensuite focaliser l’énergie vers le four de crémation. Le procédé pourrait fonctionner à 100 % avec de l’énergie solaire si les familles sont prêtes à reporter la crémation.
Un fonctionnement hybride avec de l’électricité renouvelable est aussi une option afin d’assurer la continuité des crémations. D’autre part, étant donné que l’apport de chaleur solaire se fait sans combustion, c'est à dire sans avoir à produire une flamme, mais par un apport radiatif direct, il est envisageable de transformer le processus de combustion en pyrolyse ; ceci questionnant alors l’intérêt du cercueil conventionnel en bois.
Concernant l'articulation entre les espaces d'accueil du public et les espaces techniques, celle-ci est un enjeu majeur de la conception d’un crématorium tel que présenté plus haut. D’un point de vue matériel, comme symbolique et spirituel, une architecture de crémation solaire permet de mieux intégrer la part technique dans le rituel et d’en faire même un support de nouveaux récits, gestes et images pour accompagner le deuil.
Alors que les cheminées d’extraction des fumées sont souvent rendues invisibles dans les crématoriums contemporains, camouflées dans les toitures épaisses, la hauteur de la tour beam-down d’un crématorium à énergie solaire concentrée et la focalisation du rayonnement en son sein pourrait, sans s’apparenter aux formes d’usage industriel, ramener une verticalité souvent proscrite des crématoriums actuels et produire des marqueurs spatiaux contemporains dans les périphéries urbaines, comme peuvent l’être les clochers ou autres tours d’édifices de culte dans les centres urbains.
Nécessitant environ 1 000 m2 pour le bâtiment en lui-même et environ
2 000 m
2 pour y implanter les héliostats, les parcelles requises pour un tel usage ne sont pas démesurées par rapport au contexte foncier des marges urbaines contemporaines qui accueillent aujourd’hui les crématoriums. Il est également à noter que le langage architectural très éclectique de ces secteurs entre ville et campagne s’accorde avec un tel ouvrage, hybridant les typologies connues pour inventer des formes urbaines d’avenir. La technique de concentration solaire peut également tout à fait être envisageable sur des crématoriums existants, les héliostats pouvant se déployer de différentes manières autour et sur le bâtiment.
Cette technologie permettrait, en assumant cette part technique, de passer d’un imaginaire de fluides, de gaz et de leur combustion, dans un monde qui marche aux énergies fossiles circulant dans des conduits opaques, à un imaginaire du rayonnement, de sa transparence et son aspect immatériel, léger, infini, de sa valorisation et sa sublimation pour le grand passage de la mort.
Des premiers retours enthousiastes
En 2023-24, le CNRS a souhaité poursuivre la réflexion en soumettant ces avancées auprès de collectivités et de professionnels du secteur, à travers une enquête de faisabilité réalisée par Martin Julier-Costes, socio-anthropologue, chercheur associé à l’Université Grenoble Alpes et Manon Moncoq, anthropologue du funéraire auprès de 12 professionnels et collectivités, tout en prolongeant les investigations sur le plan architectural avec Pascaline Thiollière, maître de conférences associée ENSA Grenoble.
Associer énergie solaire et crémation ne choque pas, au contraire cela suscite la curiosité chez la majeure partie des interviewés Selon eux, d’un point de vue économique, cette technologie est pleinement en phase avec la tendance actuelle à l’écologisation des pratiques(1), entre développement durable, énergie régénérative et green-washing en passant par des économies d’énergie et aurait donc un coût de fonctionnement bien moins élevé qu’actuellement.
D’un point de vue politique également, la crémation solaire s’inscrit dans une forme de continuité autour des enjeux écologiques au sens large. Proposer un service fonctionnant grâce à l’énergie solaire, est donc perçu comme un avantage incontestable : les coûts de fonctionnement sont maîtrisés, les familles en bénéficient et les risques de pollution sont réduits. En ce sens, pour beaucoup d’interviewés, la présentation du projet Crémathélio apparait comme une évolution logique de l’industrie de la crémation en matière de source d’énergie, du gaz au solaire en passant par l'électrique.
"C'est vraiment dans l'air du temps. Enfin je veux dire, c'est tellement… évident" (adjoint au maire) ; "C'est à mon sens quand même, oui, quelque chose d'avenir, oui, c'est quelque chose d'intéressant" (directeur crématorium). En outre, pour les interviewés, les crématoriums, Établissement Recevant du Public (ERP), doivent déjà répondre à des normes environnementales spécifiques, comme la RE 2020, l’alternative d’une énergie renouvelable pour leur alimentation paraît alors totalement justifiée et presque attendue.
Bien entendu, les interviewés insistent également sur l’importance de la fiabilité de la technologie. Pour les élus et les professionnels du funéraire interrogés, l’avis des familles serait probablement très positif pour qu’une telle alternative soit possible sur le territoire, encore faut-il s’assurer de la faisabilité technique. D’un point de vue réglementaire, beaucoup constatent qu’il n’y a pas a priori de contraintes à la mise en place d’un crématorium à énergie solaire concentrée, puisque ce n’est "qu’une question d’énergie [...] et je peux toujours avoir ma crémation. Ça sera toujours une crémation. C'est l'alimentation en énergie qui n'est pas la même" (conservatrice cimetière).
Avec quelques points de vigilance
L'enthousiasme affirmé par l’ensemble des participants a tout de même été à quelques reprises atténué par différents éléments. Une des premières grandes inquiétudes réside également dans l’emprise au sol d’un tel site, cette appréhension n’étant pas non plus sans lien avec le profil des enquêtés, majoritairement localisés dans des bassins à grande densité, dans lesquels le foncier est un enjeux du quotidien.
L’appréhension des rendements liés à l'ensoleillement est également une source de préoccupation, particulièrement pour le Centre et le Nord de la France. Tout en pointant la question de l’approvisionnement suffisant en énergie, plusieurs entrevoient aussi assez vite des possibles, avec l’hybridation (électrique et solaire), déjà pratiquée dans certains crématoriums utilisant l’énergie des fours pour se chauffer tout en ayant des panneaux photovoltaïques, ou alors la possibilité de décorréler la crémation de la cérémonie, comme cela peut se faire dans d’autres pays.
Lors de ces échanges, les enquêtés se sont aussi interrogés sur la durée potentielle d’un tel amortissement, avec notamment le prix des héliostats et ses répercussions sur le prix payé par les familles. La hauteur de la tour et des colonnes a également pu être mentionnée comme un élément presque rédhibitoire, qui peut faire même un peu peur. Bien qu’une éolienne soit bien plus grande (90-120 mètres), c’est bien cette image qui est revenue plusieurs fois.
Pour autant, plusieurs interviewés ont également considéré qu’il était possible de soumettre ce type de contraintes à des architectes et urbanistes afin de les atténuer ou à l’inverse de mettre en valeur cette hauteur, ou alors ont fait le parallèle avec des clochers ou des châteaux d’eau qui s’intègrent finalement bien dans le paysage. La question du cercueil a également été abordée avec quelques enquêtés. Si pour plusieurs d’entre eux, il n’est pas difficile d’envisager une crémation sans cercueil, pour d'autres son absence pose différents problèmes, d’un point de vue rituel, législatif, voire déontologique.
Et des opportunités pour l’avenir ?
Malgré quelques points de vigilances (tels que le foncier, le coût ou la fiabilité), l'enthousiasme des interviewés est significatif et ils ne demandent finalement qu’à être complètement convaincus, avec par exemple la création d’un site expérimental qu’une collectivité serait prête à soutenir. Dans cette même logique, le site expérimental pourrait être accompagné d’une étude de marché apportant des données précises sur la fiabilité et la rentabilité grâce à un bureau d’étude.
Deux des interviewés ont également mentionné la crémation animale comme une opportunité intéressante pour développer la crémation solaire, d’autant plus que cette activité est en pleine expansion, notamment en France et que selon eux l’offre en matière de crémation ne correspond pas du tout à la demande actuelle et à venir.
Le projet Crémathélio(2) et son crématorium à énergie solaire concentrée suscite donc l’intérêt. Cet article est aussi l’occasion de recueillir des commentaires et de favoriser des collaborations éventuelles, n’hésitez pas à prendre contact avec Sylvain Rodat, chargé de recherche CNRS, Laboratoire PROMES.
Références bibliographiques :
- Anstett, É. (2015). Les funérailles "bio". Revue Communications, n° 97(2), pp. 147‑159
- Comprendre l’empreinte carbone des rites funéraires en France. De la prise en charge du corps jusqu’à la fin de la dernière cérémonie, CSNAF, 2024
Martin Julier-Costes
Sylvain Rodat
Pascaline Thiollière
Manon Moncoq
Eloi Ficquet (3)
Nota :
(1) E. Anstett parle de "l'omniprésence d'un impératif environnementaliste" dans le monde occidental. Pour l’anthropologue, l'injonction morale de prendre soin de l'environnement touche désormais à la fois la sphère sociale et politique. Au-delà des pratiques individuelles (économie de l'eau et de l'énergie, valorisation des transports en commun ou encore d’une alimentation davantage végétarienne), c’est l’ensemble des activités économiques et industrielles qui repensent leur offre : capiton en matière naturelle, cercueils en bois issus de forêts durablement gérées ou en carton, urnes biodégradables, voire modes de sépulture alternatifs (aquamation, humusation/terramation/NOR Process). Voir Anstett, É. (2015). Les funérailles "bio". Communications, n° 97(2), 147‑159
(2) Remerciements : ce projet a obtenu le soutien financier du CNRS à travers les programmes interdisciplinaires de la MITI.
(3) Maître de conférences, EHESS, Laboratoire CESOR
Résonance n° 209 - Novembre 2024
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