Encore sur un tueur en série, un "serial killer", comme l’on dit outre-Manche. Sur le coup, la nouvelle ne m’a pas enjoué plus que cela. Parce que, des tueurs en série, on en mange, et à toutes les sauces, de tous les styles, alors, il y a un moment, on sature. Il fut même un temps où, personnellement, j’ai lu toutes sortes de documents, assisté à des tas de conférences sur le sujet. Maud Tabachnik sort un livre sur un tueur en série…
La dame est plus réputée pour du roman noir engagé que pour venir jouer dans le thriller serial killer… Je ne critique pas, non, Claire Favan, Armelle Carbonnel et quelques autres savent faire et ont compris la maîtrise du genre institué par Thomas Harris. Maud a prouvé depuis belle lurette qu’elle connaissait le métier et savait écrire, donc ça doit se laisser lire.
Sauf que…
Sauf que, dès les premières lignes, on sent le soufre qu’elle a distillé, on se rend compte que cette histoire n’est pas vraiment sortie que de son imagination. On comprend très vite que Maud a réveillé un démon, qu’elle a pris un personnage bien réel, un des pires monstres que notre terre ait porté, et qu’elle a romancé autour de la vie d’Andreï Tchikalito.
L’ogre de Rostov, le boucher de Rostov, l’éventreur de Rostov, tels sont les surnoms donnés à Tchikalito, une figure locale de Rostov. Considéré comme l’un des plus grands criminels du XXe siècle, un brave garçon qui fut accusé de 52 meurtres, mais qui déclara en avoir commis 56. Pédophile, cannibale, violeur, acte de barbarie, nécrophile, bref, à lui tout seul, il remplit la moitié du DSM-5…
Faire un roman sur la vie de cet homme, oui roman, car, même si c’est tiré de faits réels, ce n’est pas une biographie. Encore moins un documentaire, puisque Maud a brodé autour, a distillé son talent d’auteur dans ces terribles "faits divers". C’était un pari risqué, mais un pari réussi. Sans jamais sombrer dans le gore, ce qui aurait été chose facile avec les états de service de ce type, Maud Tabachnik va d’un côté nous conter la traque de Tchikalito, menée par deux flics, et d’un autre pénétrer dans la tête du tueur, un criminel hors concours au vu de ce qu’il a commis comme actes, jusqu’à manger des enfants… Et surtout à la manière du docteur Lecter, c’était un homme extrêmement cultivé et intelligent. C’était, puisqu’il fut exécuté en 1994.
Mais là où le talent de Maud explose c’est que la dame nous fait une chronique géopolitique en même temps. En effet, si Andreï Tchikalito a commis ses meurtres de 1978 jusqu’à son arrestation en 1990, Maud transporte son histoire de nos jours, sous l’ère Poutine, au milieu d’attentats islamistes, de la guerre de Tchétchénie et de trafics en tous genres. Du grand art de mêler le faux et le vrai, l’histoire d’un ogre dans l’histoire contemporaine d’un pays.
On voyage au cœur de la Russie, une balade pleine de cadavres semés par l’ogre de Rostov… "L’Impossible Définition du mal", un titre qui va à merveille à ce roman. Un roman qui ravira les amateurs du genre, les passionnés de tueurs en série, mais aussi les autres. Ce livre est le troisième titre d’une nouvelle collection chez De Borée : Marge noire. S’ils sont tous du même acabit, cela promet de belles lectures.
(Donner envie de tuer un être humain à un autre être humain est la réussite de la barbarie).
Quatrième de couverture :
Viktor Braunstein, commissaire principal à la Direction des recherches criminelles, est dégradé pour avoir voulu faire le ménage dans la bureaucratie moscovite. Sanction immédiate : il est envoyé en tant qu’adjoint au commissariat no 1 de Rostov-sur-le-Don. Braunstein commence juste à prendre ses marques dans ce nouvel environnement et à découvrir les mœurs de la province, quand l’actualité criminelle le rattrape… Une jeune femme, Hélène Koskas, est retrouvée morte au milieu des bois. Si son identité et son histoire ne font guère de mystère - elle devait venir gonfler le nombre des femmes slaves sur les trottoirs des capitales européennes -, c’est son corps, mutilé, qui interpelle. Suivant le mode opératoire de l’assassinat, tout laisse à penser que ce crime porte la signature du tueur cannibale, un dangereux spree killer en cavale depuis plus de dix ans. Si le meurtrier le plus recherché de Russie est dans la région, il n’y a aucune raison pour qu’il ne récidive pas dans les jours prochains. L’enquête commence…
Un récit sombre au plus profond de la Russie d’aujourd’hui : une nation qui se cherche, entre la postérité des tsars, un mythe soviétique décadent et le pouvoir actuel conservateur et autoritaire. Toujours plus froid. Toujours plus noir.
Rencontre avec l’auteur
Sébastien Mousse : Bonjour, Maud, tout d’abord merci de m’accorder un peu de ton temps pour les lecteurs de Résonance. Ma première question est assez simple, pourquoi faire un livre sur Andreï Tchikatilo ?
Maud Tabachnik : Parce que, lorsque j’ai lu son histoire, je reconnais que j’ai été impressionnée. On le serait d’ailleurs à moins, et ça me permettait de parler de la Russie, pays de mes ancêtres paternels, et qui reste pour moi une énigme.
SM : Cet homme, je n’aime pas employer le terme de "monstre", même si je l’ai fait dans ma chronique, car, s’il est monstrueux, on lui trouve des circonstances atténuantes, et vu son intellect, il en mérite. Cet homme est donc l’un des pires tueurs que la terre ait connu, atteint de nombreuses paraphilies. Comment entre-t-on dans sa tête, comment pense-t-on à sa place ?
MT : Pardonne-moi, mais je m’interroge quand tu me dis pouvoir trouver à Tchikatilo des circonstances atténuantes ? En ce qui me concerne, je ne lui en trouve aucune, sauf si l’on pense qu’il ait pu souffrir d’une grave maladie mentale, ce qui est très rare dans le cas de ces meurtriers sadiques qui ne souffrent en réalité que d’une totale absence d’empathie pour les autres êtres vivants, de désordres sexuels graves, d’un impérieux désir d’appropriation, de l’annihilation de ceux ou le plus souvent celles qu’ils ont choisi de tuer en les torturant, et en revanche, d’une exonération de leur culpabilité. Liés à un fort déficit de la conscience du bien et du mal.
Mais l’on peut aussi hélas constater que ce type d’assassin se retrouve par dizaines de millions tout au long de l’histoire du monde dès qu’ils savent pouvoir jouir de l’impunité de la justice. Le siècle dernier, pour ne pas remonter loin, car dans ce cas on ne compterait pas en dizaines mais en centaines de millions ce genre de bourreaux, en a fourni quantité d’exemples, entre les nazis, la guerre civile du Rwanda, celle du Cambodge, sans oublier tous les régimes dictatoriaux et leurs violences. Ces hommes sont-ils fous, sont-ils pauvres ? Ni plus ni moins que le reste de l’humanité. Quant à entrer dans sa tête et penser à sa place, j’ai fait pire, puisque, dans un de mes livres, je suis dans la tête d’Aloïs Brunner, bourreau nazi intégral, et je parle à son fils dans la "Mémoire du bourreau", qui fut un de mes grands succès.
SM : Non, ce que je veux dire, c’est, si l’on dit d’un homme qu’il est un monstre, on finit par lui trouver des circonstances atténuantes, démence, maladie, etc. Personnellement, je n’ai aucune affinité avec ce personnage. Et il y a dans ton livre cette idée, ô combien géniale, de transporter les faits de nos jours, sous l’ère Poutine. Pourquoi ?
MT : Comme tu le sais sans doute, dans la presque totalité de mes livres, en même temps que l’histoire criminelle, j’aborde les crimes de notre monde. Car à mon sens les uns et les autres sont liés. L’histoire contemporaine de la Russie depuis bien avant le communisme est une histoire de sang, de larmes, de crimes, d’injustices et d’arbitraire. Même si c’est une des nations qui a le plus apporté à l’art et l’une des plus civilisées d’Europe. Et Poutine m’intrigue au plus haut point. Mon dernier livre, paru chez Albin Michel en 2015 "Danser avec le diable", évoque déjà la politique du dernier des tsars à travers l’histoire de Berezovski, l’oligarque "suicidé" à Londres.
SM : Depuis le succès du "Silence des agneaux", film tiré de l’œuvre de Thomas Harris, il y a de plus en plus de livres, de films, de reportages sur les tueurs sériels. Le public n’a-t-il pas une fascination morbide pour ce genre de personnages ?
MT : La même fascination morbide qui fait s’arrêter les familles d’automobilistes devant un grave accident de la route. Dans les deux cas, livres, films, accidents, les gens peuvent se faire peur à moindre risque, et se féliciter de ne pas en être.
SM : Dans ton récit, on parle de l’origine de son anthropophagie. Un sujet tabou, culturel dans certaines ethnies avec le cannibalisme, mais parfois une question de survie. On se souvient tous du crash de l’avion de l’équipe nationale uruguayenne de rugby sur la cordillère des Andes. Seuls une vingtaine de passagers en sont sortis vivants, et pour survivre dans ces conditions climatiques extrêmes, ils ont été contraints de recourir à l’anthropophagie.
Des œuvres telles que "Le Radeau de la Méduse", "Il était un petit navire", parlent d’anthropophagie. Le corps et le sang du Christ pour les catholiques, on se rend compte que, depuis la nuit des temps, le sujet est là, remontant à la surface de temps à autre. Résonance est un magazine funéraire ; dans les rites liés au décès, on retrouve ce que l’on nomme l’ "endocannibalisme" : dans certaines ethnies comme les Dieri d’Australie, on mange des morceaux du cadavre, des tribus amazoniennes ingèrent les cendres des défunts. Des anthropologues comme Louis-Vincent Thomas, Claude Levi-Strauss théorisent comme quoi l’homme, dans ses gènes, dans sa culture ancestrale et dans son histoire préhistorique, serait "cannibale". Qu’en penses-tu ?
MT : Dès le début de mon livre, je cite Martin Monestier et son livre référence sur l’anthropophagie, que l’on a érigée en tabou comme l’inceste. Mais l’on sait que, si malheureusement l’inceste n’a fait que croître et embellir, le cannibalisme semble réservé à certaines populations à des fins rituelles. Cependant, si l’on s’intéresse à cette perversité, on constate vite que les exemples abondent, même dans nos civilisations modernes. Toutefois, ils ne concernent en général que des individus souffrant d’une grande perversité, même si, comme tu le fais remarquer, la religion chrétienne a choisi comme Dieu un homme martyrisé, souffrant, et qui offre son sang et sa chair à ses fidèles.
SM : Tu as une belle bibliographie à ton actif, plus de 30 romans, sans compter les nouvelles et autres écrits. Souvent engagée, tu luttes contre l’antisémitisme, le racisme, l’homophobie et toutes les autres sortes de fanatismes. L’homme, la femme, ne comprendront jamais les erreurs du passé ? Il faudra toujours des gens comme toi pour tenter de faire comprendre ?
MT : Je serais très flattée si mes livres pouvaient interpeller notre pauvre condition, hélas, l’on a plus souvent constaté que les mots tuent, comme "Mein Kampf", le "Petit Livre rouge", et d’autres que j’oublie. Mais c’est vrai que je ne me lasserai jamais de "secouer le cocotier". Les livres sont faits pour faire réfléchir, penser, améliorer notre intellect, et beaucoup l’ont fait, mais les têtes sont dures et les mémoires très courtes. Et sans que je croie un instant aux histoires bibliques telles qu’elles nous sont présentées, n’oublions pas que le premier crime de l’histoire a été perpétré par un frère contre son frère.
SM : Et le prochain, quel en sera le sujet ?
MT : Ça fait six mois que je jette des dizaines de feuillets sans pouvoir me satisfaire. Mais je parlerai sans doute, encore et encore, des crimes des hommes.
SM : Si tu devais faire lire ton livre à une personne, réelle ou fictive, vivante ou décédée, qui serait-elle et pourquoi ?
MT : Faire lire mon livre, je ne sais pas, mais j’aimerais en parler avec Spinoza ou Nietzsche, deux philosophes qui, chacun à leur façon, me semblent avoir compris notre monde et ceux qui le hantent, et que j’estime au plus haut point, quoique de nature opposée.
SM : Si l’on doit écouter une musique en lisant "L’Impossible Définition du mal", que conseilles-tu ?
MT : La musique du Parrain.
SM : Maud, je te remercie de m’avoir accordé cet entretien, ce fut un plaisir.
MT : J’espère que mes lecteurs auront aussi du plaisir ou de l’intérêt à le lire, et je te remercie de m’avoir donné l’occasion de le commenter.
Sébastien Mousse
Auteur
Assitant éditorial
French Pulp Éditions
Policier-Thriller- Espionnage
Angoisse
Résonance n°133 - Septembre 2017
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