Saisi le 11 octobre 2023 par une décision du Conseil d’État, le Conseil constitutionnel avait à examiner la constitutionnalité des dispositions de l’art. L. 2223-18-1-1 du CGCT créé par la loi du 5 août 2022, dite loi "3DS".
Ces dispositions consacrent dans la loi une pratique déjà très ancrée depuis le début de la décennie 2010 consistant, pour les gestionnaires de crématoriums, à céder à titre onéreux les métaux issus de crémation et à consacrer le produit de la vente à des dons destinés à financer les activités de fondations et d’associations d’intérêt général. En l’espèce, le requérant soutenait que ces dispositions étaient contraires à la Constitution en ce qu’elles porteraient atteinte à la dignité de la personne humaine et au droit de propriété.
L’affaire, examinée à l’audience du Conseil constitutionnel du 9 janvier 2024 a donné lieu à une décision n° 2023-1075 QPC rendue le 18 janvier 2024 déclarant l’ensemble des dispositions déférées conformes à la Constitution, levant ainsi les doutes et inquiétudes que n’avaient pas manqué de susciter cette affaire auprès des gestionnaires de crématoriums.
Audience du 9 janvier 2024 : plaidoiries des parties
Ouverture de l’audience par Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel
L’audience est ouverte, nous allons commencer donc à la fois cette audience et l’année avec la question prioritaire de constitutionnalité n° 2023-1075, qui porte sur l’art. L. 2223-18-1-1 du Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT). Mme la greffière, expliquez-nous où nous en sommes de la procédure d’instruction.
Présentation de l’état de l’affaire par la greffière d’audience
Je vous remercie, Monsieur le Président. Le Conseil constitutionnel (CC) a été saisi le 18 octobre 2023 par une décision du Conseil d’État d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) posée par la société Europe Métal Concept (EMC) portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’art. L. 2223-18-1-1 du CGCT dans sa rédaction issue de la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (NDLR : loi 3DS).
Cette question relative à la récupération et à la valorisation des métaux issus d’une crémation a été enregistrée au secrétariat général du CC sous le numéro 2023-1075 QPC. Maître Sébastien Bracq, dans l’intérêt de la société EMC, partie requérante, a produit des observations les 8 et 22 novembre 2023. La Première ministre a produit des observations le 8 novembre 2023. Dans cette affaire, Jacqueline Gourault a estimé devoir s’abstenir de siéger (NDLR : Mme Gourault était ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales au moment de l’adoption du texte). Seront entendus aujourd’hui l’avocat de la partie requérante et le représentant de la Première ministre.
Plaidoirie de Me Berlottier-Merle, avocat de la partie requérante
Une question intéressante est posée aujourd’hui : des tiers absolus peuvent-ils récupérer et valoriser pour leur propre compte des métaux issus de la crémation. Le régime actuel est issu de la loi 3DS, comme il l’a été rappelé par madame la greffière, et en réalité constitue une validation législative d’une pratique qui existe depuis déjà une quinzaine d’années environ. Lorsque le corps d’un défunt fait l’objet d’une crémation, effectivement, divers résidus restent à l’issue : éléments qui sont purement des éléments du corps humain, c’est-à-dire des os (des calcius), et nous avons effectivement des éléments métalliques, qui sont de 2 origines différentes : des éléments extracorporels, qui sont des restes de cercueil, des clous, des vis ou autres, et nous avons des éléments qui ont été à un moment ou un autre implantés dans un corps humain : des prothèses.
Le régime tel qu’il est aujourd’hui, mis en place par la loi 3DS et par le décret d’application, prévoit que ces métaux font l’objet d’une récupération par les crématoriums et font l’objet d’une valorisation pour le compte des crématoriums. Ce régime pose deux problématiques : la première question est liée à la qualification juridique de ces métaux issus de la crémation. Est-ce qu’ils font partie ou pas du corps humain ? Et la deuxième question : si, par extraordinaire, ces éléments ne font pas partie du corps humain, à qui appartiennent-ils ?
Sur la première question, il nous semble qu’il faut faire une distinction entre les résidus métalliques qui sont issus des cercueils, et les résidus métalliques qui sont implantés dans le corps humain. Cette première distinction est réellement importante, parce que la jurisprudence et la loi sont très claires aujourd’hui : une prothèse, dès lors qu’elle est implantée dans le corps humain, devient un élément du corps humain, et, si l’on suit ce raisonnement, tout élément du corps humain, selon le Code civil, est indisponible et hors du commerce. Il n’y a aucune possibilité de conclure une convention commerciale, ce qui sous-entend que, si ces éléments font bien partie du corps humain, ils ne peuvent faire l’objet d’une valorisation. Ils doivent être traités au même titre que les cendres funéraires. Aujourd’hui, la loi, en prévoyant la possibilité de valoriser des éléments du corps humain, est donc inconstitutionnelle. C’est la première option.
Deuxième option : si, par extraordinaire, ces éléments ne sont pas considérés comme des éléments du corps humain, ce qui serait relativement étonnant et compliqué à démontrer, puisqu’il n’y a rien, mis à part le passage par le feu, qui justifierait un changement de l’état et de la nature de ces prothèses. Ces éléments-là deviendraient donc des résidus métalliques qui peuvent faire l’objet d’une valorisation. Mais la vraie question, c’est qui est propriétaire de ces éléments-là pour qui la valorisation peut être réalisée ? Le régime actuel prévoit une valorisation pour le compte des crématoriums avec une simple information des familles, mais surtout, vous pourrez le constater, le régime actuel ne prévoit pas pour les familles une information complète sur cette valorisation (sur la valeur des métaux).
Or il y a une vraie valeur dans ces métaux, il y a un vrai enjeu économique, puisque, aujourd’hui, il y a des métaux rares. Il y a des métaux précieux que l’on récupère à l’issue d’une crémation. Cette valorisation par les crématoriums est irrégulière puisque, effectivement, la jurisprudence est claire aujourd’hui. Nous avons eu des exemples : des restes humains qui avaient fait l’objet d’une inhumation ne sont pas insusceptibles de vol. Ce qui veut dire que la jurisprudence a considéré que, dans le cas de tombes abandonnées, les restes présents dans ces tombes n’étaient pas devenus des biens sans maître. C’est-à-dire que, même sur les tombes abandonnées, il y a toujours une propriété sur les biens de ces tombes. Il y a eu des condamnations pour vol de fossoyeurs qui avaient récupéré des objets de valeur dans des tombes abandonnées.
Aujourd’hui, cela sous-entend donc que ces résidus du corps humain, ces résidus métalliques, font bien l’objet d’un droit de propriété. Nous avons également un certain nombre de personnes, un certain nombre d’auteurs, qui considèrent effectivement qu’il y a une copropriété familiale sur les restes des corps humains. Aujourd’hui, si l’on suit ce raisonnement, le régime tel qu’il est envisagé permettrait à des crématoriums qui sont des tiers absolus aux familles de récupérer des éléments du corps humain pour les valoriser pour leur compte au détriment des familles, des ayants droit qui ne pourraient en bénéficier et qui en réalité ont légalement ont un droit patrimonial sur ces éléments-là. Le régime est donc là aussi inconstitutionnel, puisqu’il porte une véritable atteinte au droit de propriété, droit de propriété des familles, sur ces résidus métalliques qui appartenaient au défunt.
Deux hypothèses, donc. Première hypothèse : les restes exhumés font bien partie du corps humain et sont donc insusceptibles d’une valorisation à quelque niveau que ce soit. Seconde hypothèse : les résidus métalliques ne sont pas des éléments du corps humain, mais font l’objet d’un droit patrimonial qui appartient aux ayants droit des familles, et toute valorisation qui pourrait être faite doit être faite dans l’intérêt exclusif des familles. Aujourd’hui, le régime ne le prévoit pas et prévoit une valorisation pour le compte des crématoriums. Et c’est en cela que cette loi est inconstitutionnelle. Pour le surplus, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil, je me rapporterai à mes écritures, et je reste à votre entière disposition si vous aviez de quelconques interrogations.
Plaidoirie de M. Canguilhem au nom du Gouvernement
La récupération des métaux issus de la crémation est d’abord une pratique qui s’est développée au cours des années 2010. L’intervention du législateur s’est alors avérée nécessaire pour encadrer juridiquement cette pratique, afin notamment de préciser la destination des recettes financières ainsi générées, estimées par un rapport parlementaire à environ 2 millions d’euros par an. Il s’agissait également d’assurer la neutralité du choix de la crémation plutôt que de l’inhumation. Quant à la situation des ayants droit vis-à-vis de ces résidus métalliques, il est important de rappeler ici que l’objectif poursuivi par le législateur n’est pas d’encourager une valorisation économique des éléments métalliques contenus dans le corps du défunt, mais au contraire de l’éviter.
La nécessaire gestion de ces résidus métalliques issus de la crémation est un enjeu qui par définition ne se retrouve pas en cas d’inhumation. Il résulte donc désormais du I. de l’art. L. 2223-18-1-1 du CGCT issu de la loi du 21 février 2022 : "Sans considération de leur origine, les métaux issus de la crémation ne sont pas assimilés aux cendres du défunt. Ces métaux font l’objet d’une récupération par le gestionnaire du crématorium pour cession, à titre gratuit ou onéreux, en vue du traitement approprié pour chacun d’eux." En application de ces dispositions, des entreprises spécialisées dans le recyclage des métaux peuvent donc acquérir les métaux issus de la crémation, qui peuvent provenir de trois origines distinctes : de bijoux ou d’accessoires qui étaient présents sur le corps et qui auraient été maintenus sur celui-ci au moment de la crémation, de métaux issus du cercueil ou encore de prothèses.
Mais il est important de préciser à ce stade qu’il n’est pas possible, après la crémation, de déterminer, au sein de ces résidus, leur origine. Ainsi, la distinction qui est proposée par la société requérante qui viserait à distinguer les résidus, selon qu’ils soient originaires de prothèses ou d’autres éléments métalliques, est impossible. En pratique, la crémation réalisée, il n’y a que des résidus métalliques. Le II. de ce même art. L. 2223-18-1-1 du CGCT flèche la destination des recettes financières générées par cette situation. Recettes financières qui ne peuvent être utilisées que pour réaliser des dons ou pour financer la prise en charge des obsèques de personnes dépourvues de ressources suffisantes.
Il n’y a donc pas de logique de valorisation économique par ces dispositions. Ces dispositions ne portent atteinte ni au principe de dignité de la personne humaine, ni au droit de propriété, qui constituent les deux griefs autour desquels s’articule cette question prioritaire de constitutionnalité. Concernant le principe de dignité, vous n’avez à ce jour jamais eu l’occasion d’appliquer post mortem les exigences du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. Toutefois, le législateur, traduisant les exigences constitutionnelles de ce principe, a assuré un égal respect au corps humain avant et après le décès.
Ainsi, l’art. 16-1-1 du Code civil dispose que : "Le respect du haut corps humain ne cesse pas avec la mort." Le respect des exigences du principe constitutionnel du respect de la dignité de la personne humaine s’applique donc post mortem. Le grief tiré de la méconnaissance de ce principe est donc bien opérant en l’espèce. Il est en revanche infondé. En effet, en prévoyant expressément que "les métaux issus de la crémation ne sont pas assimilés aux cendres du défunt", le législateur s’est inscrit dans ce cadre législatif et constitutionnel qui impose le respect post mortem de la dignité aux seuls éléments du corps humain. Il a ainsi entendu assurer une protection aux seules cendres du défunt sans l’étendre à d’autres éléments résultant de la crémation.
Si les éléments métalliques, dont les résidus, sont cédés après la crémation, ils ne bénéficient pas d’une même protection. Parce que les produits dont ils sont issus ne sont pas des éléments du corps humain, cela relève de l’évidence, en ce qui concerne les bijoux et les éléments métalliques du cercueil. C’est également le cas en ce qui concerne les prothèses, que celles-ci soient externes ou internes au corps. En effet, ces objets, s’ils sont indispensables et parfois même indissociables du corps d’un vivant, deviennent dépourvus d’utilité à la mort de la personne. Il ne s’agit alors que d’une chose envers laquelle aucune protection particulière liée à la préservation de la dignité du corps ne peut se justifier.
Ce n’est pas, contrairement à ce qui a été dit de l’autre côté de la barre, le passage par le feu qui modifie la destination de la prothèse, mais bien le décès de la personne. Les dispositions contestées, en permettant donc la cession d’éléments métalliques distincts du corps humain, n’ont donc pas porté atteinte à la dignité de la personne humaine. Il est alors soutenu que, si les résidus métalliques issus de la crémation ne sont pas des éléments du corps humain, alors ils doivent nécessairement être qualifiés de biens et leur valorisation priverait alors les ayants droit de leur droit de propriété. La question de l’intégration à l’actif successoral de ces résidus dépend là encore de la nature des biens dont ils sont issus, tout en rappelant que les ayants droit sont informés par affichage dans les crématoriums ainsi que dans les documents contractuels qui leur sont fournis de la destination des résidus métalliques issus de la crémation.
En ce qui concerne les bijoux du défunt, ils sont en évidence des biens meubles appropriés qui sont intégrés à l’actif successoral. Toutefois, en choisissant de laisser des bijoux dans le cercueil destiné à la crémation, les ayants droit ont nécessairement renoncé à leur droit de propriété. Des décharges sont d’ailleurs signées par les familles avant la crémation, indiquant les objets qui leur ont été restitués ou ceux qui sont demeurés dans le cercueil. La fermeture du cercueil est définitive, en application de l’art. R. 2213-17 du CGCT. Elle emporte par elle-même la cristallisation de la décision d’abandon du droit de propriété des ayants droit sur tout élément placé dans le cercueil destiné à la crémation.
La question de la propriété sur les éléments métalliques du cercueil obéit à une logique similaire, l’abandon du cercueil, et donc de l’ensemble de ses composantes, est consubstantiel à la crémation, crémation qui ne peut avoir lieu que conformément à la volonté exprimée par écrit par le défunt en application des dispositions du R. 2213-34 du CGCT. Il n’y a donc pas davantage à ce stade d’atteinte au droit de propriété. Enfin, en ce qui concerne les prothèses, la seule circonstance qu’elle ne soit pas des éléments du corps humain n’a pas pour autant pour conséquence d’en faire des biens transmis aux ayants droit.
En effet, vous avez jugé au considérant 12 de votre décision 274-QPC "que les héritiers ne deviennent propriétaires des biens du défunt qu’en vertu de la loi successorale", et aucune disposition législative n’a ni pour objet, ni pour effet, d’intégrer ces prothèses dans l’actif successoral. Or, il résulte de votre jurisprudence que la protection du droit de propriété ne peut évidemment bénéficier qu’aux personnes légalement propriétaires d’un bien en ce qui concerne les résidus métalliques issus des prothèses du défunt. Le grief tiré de la méconnaissance du droit de propriété des ayants droit est donc inopérant. Il résulte de l’ensemble de ce qui précède que le législateur n’apportait aucune atteinte au droit de propriété. Aucune exigence concernée n’ayant été méconnue, je vous invite à déclarer les dispositions de l’art. L. 2223-18-1-1 du CGCT conforme à la Constitution.
Question de Mme la conseillère Véronique Malbec
Une question au conseil de la société : Qu’est-ce que le texte nouveau, qui fait l’objet de la QPC, change pour votre client ? Est-ce qu’il y a une différence entre le texte qui nous est soumis et la situation avant la loi ?
Me Berlottier-Merle, avocat de la partie requérante
Le texte ne change rien puisqu’en fait le texte vient créer du droit. Le texte qui est contesté aujourd’hui est une pure création qui est venue mettre en place un régime et qui est venu donner un fondement légal à un régime qui n’existait pas auparavant. Il n’y avait strictement aucune règle jusqu’à la loi 3DS, c’est-à-dire qu’on était dans une situation où les crématoriums étaient dans un flou juridique, un gris juridique, et cette loi est venue valider un état de fait. Nous sommes sur une pure validation législative d’une pratique qui effectivement a commencé, comme l’a dit le représentant du Premier ministre, depuis les années 2010.
Question de M. le conseiller François Seners
Ma question s’adresse à vous, Maître, également sur le second terrain, celui du droit de propriété. Donc, en admettant que ce ne sont pas des éléments du corps humain et que peut s’exercer un droit de propriété, M. Canguilhem a rappelé que, en l’état actuel du droit, l’actif successoral, qui est défini par des textes législatifs, ne comporte pas ce type d’éléments, et donc je comprends que votre grief tiré de la constitutionnalité de cette atteinte invoquée au droit de propriété repose sur l’idée qu’il y aurait une espèce de droit de propriété par nature, en quelque sorte, indépendamment d’une définition législative ?
Me Berlottier-Merle, avocat de la partie requérante
Il y a effectivement un droit de propriété par nature, si on suit aujourd’hui le raisonnement de la Première ministre, qui considère que la fermeture du cercueil et le fait de laisser les choses dans le cercueil reviendraient pour les ayants droit à abandonner les éléments. Si on suit cette logique, c’est-à-dire que ces éléments deviendraient des biens sans maître, ils pourraient donc faire l’objet d’une appropriation par quiconque. Or aujourd’hui, nous avons quand même une jurisprudence qui est contradictoire de la part de la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui considère que des tombes abandonnées ne peuvent faire l’objet d’une appropriation. C’est pour cela que l’on a eu des fossoyeurs qui ont fait l’objet de condamnations pour avoir récupéré, en l’espèce, des dents en or, lors du relevage de tombes.
Si l’on suit ce raisonnement-là, aujourd’hui, peu importe que la loi ne précise pas que ces biens entrent dans l’actif successoral. La loi ne doit en effet pas préciser point par point ce qui rentre ou non dans l’actif successoral. Par nature, il y a cette distinction entre tout ce qui va être extracorporel et tout ce qui a été implanté dans le corps humain. Aujourd’hui, effectivement, ces éléments-là, en tant qu’ils ont été incorporés dans le corps humain, sont l’objet d’un tout, puisque c’est un corps qui a été brûlé. Il y a des résidus, des résidus métalliques et des cendres. Là effectivement, ils appartiennent bien aux ayants droit. C’est un tout. Et la distinction entre les résidus métalliques et les autres résidus est totalement artificielle aujourd’hui. Si l’on doit suivre une logique juridique, ces éléments-là appartiennent bien aux ayants droit. Effectivement, comme vous l’avez précisé, c’est bien un droit de propriété par nature, puisque le droit de propriété sur le corps humain fait bien que cela appartient au défunt, et donc aux ayants droit par voie de conséquence.
M. Canguilhem, au nom du Gouvernement
Il n’y a pas, sur ce point, de cas qui auraient été remontés de demande de familles de récupérer des prothèses internes. Cela a peut-être existé, en tout cas, aucun cas n’est remonté. Et d’ailleurs, les crématoriums sont très clairs sur ce point, s’il y avait un enjeu de récupération de la prothèse interne, on ne serait plus dans un dans le cadre de l’organisation des obsèques. Il faudrait donc trouver un médecin et encore, dans quel cadre ? Cela paraît compliqué de concevoir qui opérerait cette extraction de la prothèse interne. En tout cas, on ne serait plus dans le cadre de l’organisation des obsèques.
Me Berlottier-Merle, avocat de la partie requérante
Bien évidemment que nous n’avons pas eu de cas où les familles demandent à récupérer des éléments métalliques, pour deux raisons. La première raison, bien évidemment, c’est le deuil. Lorsqu’on est en train d’enterrer un proche, on ne se pose pas spécialement ce genre de question. Deuxième élément, c’est parce qu’aujourd’hui il n’y a aucune information des familles. Qui était au courant avant l’introduction de cette affaire qu’il y a des éléments métalliques issus des crémations qui peuvent faire l’objet d’une valorisation ? Personne. Que l’on soit bien clair, ma position n’est pas de mettre en place un régime qui permettrait aux ayants droit de venir récupérer des morceaux de métal qui sont passés par le feu pour en faire des reliques ou je ne sais quoi. On est tout à fait d’accord. Aujourd’hui, il y a une valorisation. Cette valorisation doit profiter aux familles et aux ayants droit des défunts.
Question de M. le conseiller Jacques Mezard
J’avais une question pour monsieur Canguilhem. Bon, il n’est pas contesté que les cendres sont propriété des familles, puisqu’on les restitue. Vous nous avez dit que la caractéristique des prothèses, c’était que ce n’était plus utile à la personne défunte. Mais y a-t-il d’autres éléments du corps humain qui lui soient encore utiles ?
M. Canguilhem, au nom du Gouvernement
Dans ce cas-là, c’est une question de nature. La question de la dignité du corps humain est identique dans son respect avant ou après le décès, pour des éléments qui ne sont pas naturellement du corps humain et qui n’en font partie que par destination du vivant de la personne. Eh bien, la destination cède avec le décès. Et si je peux me permettre de rebondir sur ce qui avait été dit par mon contradicteur, je rappelle qu’il y a bien une information. Aussi bien dans les crématoriums que dans les documents contractuels et les contrats, il y a nécessairement l’information sur la récupération des prothèses, qu’elles soient internes ou externes. Bien sûr, il faut évidemment rappeler que nous sommes dans le cadre d’un deuil et que là, la gestion des crématoriums se fait avec l’intelligence humaine, plus qu’avec la rigueur de procédures systématiques. Et cela se fait selon la configuration des familles et l’organisation des obsèques.
Question de Mme la conseillère Véronique Malbec
Tout à l’heure, on a évoqué le chiffre de 2 millions d’euros annuel que représenterait la valorisation, et je crois avoir lu qu’on était sur une somme, et c’est la confirmation que je souhaiterais avoir, entre 5 et 15 € par cercueil. Est-ce que l’un ou l’autre, vous pouvez confirmer ?
Me Berlottier-Merle, avocat de la partie requérante
Le chiffre de 2 millions d’euros annuel, malheureusement indémontrable, nous paraît largement sous-évalué, puisque nous avons fait quelques recherches rapides, notamment dans les rapports de chambres régionales des comptes qui s’intéressent notamment au budget annexe des crématoriums municipaux. Il n’y a pas que des crématoriums municipaux, d’ailleurs, et on voit bien que la valorisation est intégrée dans le cadre de ces budgets annexes, donc on arrive à avoir des éléments. Entre 5 et 15 € par corps est largement sous-évalué. On serait plus entre 100 et 200 €, en moyenne. Pourquoi ? Parce que l’on retrouve à peu près 4 à 5 grammes d’or en moyenne par corps. Bien entendu, qui serait plutôt de l’ordre dentaire.
On retrouve également d’autres métaux qui ont une valorisation qui est supérieure à l’or, notamment dans tout ce qui va être prothèse orthopédique (hanches, genoux et autres). On retrouve du titane et d’autres métaux qui sont considérés comme des métaux rares et qui font l’objet d’une valorisation très particulière. On a au final assez peu de matière valorisable, mais c’est de la matière qui est très valorisable. Donc il y a un intérêt quand même. On est donc loin des 5 à 15 € par corps et on serait plus proche d’une fourchette entre 100 et 200 € environ, mais c’est une constatation empirique.
M. Canguilhem, au nom du Gouvernement
À la constatation empirique, pour ma part, je m’en rapporte aux chiffres évoqués dans mes observations écrites, et qui ne sont pas les miens mais qui sont issus du rapport parlementaire du 25 novembre 2021 et qui ont effectivement état au global de 2 millions d’euros annuel, et par opération autour d’une dizaine d’euros.
Conclusion de l’audience par Laurent Fabius, président du CC
Nous rendrons notre décision le 18 janvier.
Texte des plaidoiries retranscrit par Me Xavier Anonin
Docteur en droit, Avocat au barreau de Paris
Décision n° 2023-1075 QPC du 18 janvier 2024 (Société Europe métal concept) Le Conseil constitutionnel a été saisi le 18 octobre 2023 par le Conseil d’État (décision n° 472830 du 11 octobre 2023), dans les conditions prévues à l’art. 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société Europe Métal Concept par Me Sébastien Bracq, avocat au barreau de Lyon. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2023-1075 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’art. L. 2223-18-1-1 du CGCT dans sa rédaction issue de la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale. Au vu des textes suivants : – la Constitution ; – l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ; – le Code civil ; – le CGCT ; – la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale ; – le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ; Au vu des pièces suivantes : – les observations présentées pour la société requérante par Me Bracq, enregistrées le 8 novembre 2023 ; – les observations présentées par la Première ministre, enregistrées le même jour ; – les secondes observations présentées pour la société requérante par Me Bracq, enregistrées le 22 novembre 2023 ; – les autres pièces produites et jointes au dossier ; Mme Jacqueline Gourault ayant estimé devoir s’abstenir de siéger ; Après avoir entendu Me Jean-Baptiste Berlottier-Merle, avocat au barreau de Lyon, pour la société requérante, et M. Benoît Camguilhem, désigné par la Première ministre, à l’audience publique du 9 janvier 2024 ; Et après avoir entendu le rapporteur ; Le Conseil constitutionnel s’est fondé sur ce qui suit : 1. L’art. L. 2223-18-1-1 du CGCT, dans sa rédaction issue de la loi du 21 février 2022 mentionnée ci-dessus, prévoit : "I.- Sans considération de leur origine, les métaux issus de la crémation ne sont pas assimilés aux cendres du défunt. Ces métaux font l’objet d’une récupération par le gestionnaire du crématorium pour cession, à titre gratuit ou onéreux, en vue du traitement approprié pour chacun d’eux. "II.- Le produit éventuel de la cession prévue au I est inscrit en recette de fonctionnement au sein du budget du crématorium où les métaux ont été recueillis. Ce produit éventuel ne peut être destiné qu’aux opérations suivantes : "1° Financer la prise en charge des obsèques des personnes dépourvues de ressources suffisantes, mentionnées à l’art. L. 2223-27 ; "2° Faire l’objet d’un don à une association d’intérêt général ou à une fondation reconnue d’utilité publique. "III.- Les dispositions des I et II figurent sur tout document de nature contractuelle prévoyant la crémation du défunt et sont affichées dans la partie des crématoriums ouverte au public. "IV.- Un décret en Conseil d’État précise les conditions d’application du présent article". 2. La société requérante reproche à ces dispositions de permettre au gestionnaire du crématorium de récupérer et de céder les métaux issus de la crémation, quelle que soit leur origine, alors qu’ils seraient pour certains d’entre eux indissociables du corps du défunt et devraient ainsi faire l’objet de la même protection que celle attachée à ses cendres. Il en résulterait une méconnaissance du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. 3. Elle fait également valoir que, à supposer que les métaux issus de la crémation ne soient pas assimilés aux cendres du défunt, ces dispositions méconnaîtraient le droit de propriété dans la mesure où elles permettraient leur récupération et leur cession par le gestionnaire du crématorium sans que les ayants droit ne puissent faire valoir leurs droits sur ces métaux ni être informés de leur valeur. 4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les paragraphes I et III de l’art. L. 2223-18-1-1 du CGCT. 5. En premier lieu, le Préambule de la Constitution de 1946 a réaffirmé et proclamé des droits, libertés et principes constitutionnels en soulignant d’emblée que : "Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés". Il en ressort que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle. Le respect dû à la dignité de la personne humaine ne cesse pas avec la mort. 6. En application de l’art. L. 2223-18-1 du CGCT, lorsqu’il est procédé à la crémation du corps du défunt, sur sa demande ou sur celle de toute personne ayant qualité pour pourvoir aux funérailles, les cendres sont pulvérisées et recueillies dans une urne cinéraire. 7. Il résulte des dispositions contestées que les métaux issus de la crémation sont récupérés par le gestionnaire du crématorium et cédés en vue d’en assurer le traitement approprié. 8. Selon l’art. 16-1-1 du Code civil, les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence. Or, les métaux issus de la crémation, quand bien même ils proviendraient d’objets intégrés au corps du défunt, sont distincts des cendres de ce dernier. 9. Dès lors, en prévoyant que ces métaux ne sont pas assimilables aux cendres du défunt et en confiant au gestionnaire du crématorium leur récupération et leur cession en vue de leur traitement, les dispositions contestées ne portent pas atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. 10. Le grief tiré de la méconnaissance de ce principe ne peut donc qu’être écarté. 11. En second lieu, la propriété figure au nombre des droits de l’homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Aux termes de son art. 17 : "La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité". En l’absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l’art. 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi. 12. En adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu encadrer la récupération et les conditions de cession des métaux issus de la crémation en vue d’en assurer le traitement approprié. Ce faisant, il a poursuivi un objectif d’intérêt général. 13. Si les dispositions contestées font obstacle à ce que les ayants droit puissent se voir remettre les métaux issus de la crémation ou le produit de leur cession, quand bien même ils proviendraient de biens ayant appartenu au défunt, elles n’ont ni pour objet ni pour effet de les priver des droits qu’ils peuvent faire valoir en temps utile sur ces biens en vertu de la loi successorale. 14. Ces dispositions prévoient par ailleurs que les conditions de récupération des métaux issus de la crémation et les règles d’affectation du produit éventuel de leur cession doivent figurer sur tout document de nature contractuelle prévoyant la crémation, et sont affichées dans la partie du crématorium ouverte au public. 15. Dès lors, les dispositions contestées ne méconnaissent pas le droit de propriété. Le grief tiré de la méconnaissance de ce droit doit donc être écarté. 16. Par conséquent, les dispositions contestées, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution. Le conseil constitutionnel décide : Art. 1er. – Les paragraphes I et III de l’art. L. 2223-18-1-1 du CGCT, dans sa rédaction issue de la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, sont conformes à la Constitution. Art. 2. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’art. 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée. Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 18 janvier 2024, où siégeaient : M. Laurent Fabius, Président, M. Alain Juppé, Mmes Corinne Luquiens, Véronique Malbec, MM. Jacques Mézard, François Pillet, Michel Pinault et François Séners. Rendu public le 18 janvier 2024. |
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