Souvent en commentant l’actualité européenne, notamment ses effets dans le domaine funéraire, il est constant de relever le peu de dispositions à commenter. Le seul aspect sur lequel il a été identifié des prises de position des instances européennes est relatif aux transports intra-communautaires de dépouilles mortelles. Néanmoins, en matière de transfert intracommunautaire de dépouilles mortelles, il existe des textes et des avis émanant de la Commission, du Parlement européen et incidemment du Conseil de l’Europe.
Ce constant est démenti par des décisions de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), qui a rendu, le 18 novembre 2018, un arrêt d’une extrême importance en matière de de conservation lucrative portant sur la conservation des urnes cinéraires.
Pour rappel, cette décision a été rendue dans le cadre d’un conflit opposant la société Memoria à la commune de Padoue au sujet d’une réglementation, adoptée par cette dernière, ayant pour effet d’interdire aux dépositaires d’une urne cinéraire d’en confier la garde, contre paiement, à une entreprise privée.
Présentation de Memoria
Memoria est une société italienne, dont l’activité consiste à offrir aux familles de défunts crématisés un service de garde de leurs urnes cinéraires au moyen de contrats de cession d’emplacements pour le dépôt de celles-ci dans des columbariums.
Ce service est présenté comme visant à permettre aux familles d’éviter d’avoir à garder les urnes chez elles, tout en leur offrant un accès aux locaux où sont conservées ces urnes plus facilement que dans le cas d’un cimetière. Les lieux où lesdites urnes sont conservées se présentent comme des espaces exclusivement destinés à les accueillir, dans un environnement esthétiquement agréable, calme, protégé et adapté au recueillement et aux prières à la mémoire des défunts.
À l’origine de la saisine de la Cour de justice de l’Union européenne
En septembre 2015, Memoria a inauguré des lieux destinés exclusivement à l’accueil d’urnes cinéraires, qu’elle appelle "lieux de mémoire", répartis dans différents quartiers de la commune de Padoue. L’accès des membres de la famille du défunt à ces lieux est subordonné à l’acceptation d’un règlement de conduite interne, qui impose notamment le respect de règles de bonne éducation, de correction et de dignité, l’interdiction de consommer des boissons alcoolisées et l’obligation d’une tenue vestimentaire correcte. Une cliente potentielle de Memoria, envisageant de faire incinérer la dépouille de son mari et de transférer ses cendres dans l’une de ces installations a sollicité les services de cette entreprise.
Toutefois, la commune de Padoue a adopté la décision n° 84, du 30 novembre 2015, qui a modifié le règlement relatif aux services funéraires de cette commune. Les modifications intervenues ont pour effet d’exclure expressément la possibilité pour le dépositaire d’une urne cinéraire de recourir aux services d’une entreprise privée, gérée indépendamment du service municipal des cimetières, aux fins de conservation de cette urne hors des installations municipales des cimetières, aux fins de conservation de cette urne hors du foyer domestique.
Le 15 février 2016, Memoria et son client saisissent le tribunal administratif d’un recours tendant à l’annulation de ladite décision. À l’appui de leur recours, ils font valoir, en substance, que la réglementation nationale en cause n’est pas conforme au droit de l’Union et, plus précisément, aux principes de liberté d’établissement et de libre prestation de services. Ladite juridiction demande à la CJUE de se prononcer sur cette question préjudicielle.
Le cadre juridique mis en cause
- La loi n° 130, du 30 mars 2001
L’art. 3 de la loi n° 130 relative à la crémation et à la dispersion des cendres, du 30 mars 2001, détaille les modalités relatives au statut des cendres cinéraires(1).
- La loi n° 234, du 24 décembre 2012
L’art. 53 de la loi n° 234 portant règles générales sur la participation de la République italienne à la formation et à la mise en œuvre de la réglementation et des politiques énonce : "Ne sont pas applicables à l’égard des ressortissants italiens les règles de l’ordre juridique italien produisant des effets discriminatoires par rapport à la condition et au traitement garantis dans l’ordre juridique italien aux ressortissants de l’Union."
Le décret du Président de la République n° 285, du 10 septembre 1990
En vertu de l’art. 92, paragraphe 4, du décret du Président de la République n° 285, du 10 septembre 1990 : "Nul ne peut concéder des parcelles pour des sépultures privées à des personnes physiques ou morales qui entendent en tirer profit ou se livrer à la spéculation."
Le règlement relatif aux services funéraires de la commune de Padoue
L’art. 52 du règlement relatif aux services funéraires de la commune de Padoue, tel que modifié par la décision de la commune de Padoue n° 84, du 30 novembre 2015, prévoit en son alinéa 10 : "Outre les exigences énoncées au paragraphe 4, la garde de l’urne cinéraire ne peut en aucun cas être exercée dans un but lucratif et, par conséquent, ne sont pas autorisées les activités économiques dont l’objet, même non exclusif, est la garde d’urnes cinéraires à quelque titre que ce soit et quelle qu’en soit la durée. Cette interdiction vaut même en cas de volonté expresse manifestée par le défunt de son vivant."
Les motivations de la CJUE
Statuant sur le recours, la Cour rappelle que l’art. 49 Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) s’oppose à toute mesure nationale constituant une restriction à la liberté d’établissement, sauf pour une telle restriction à être justifiée par des considérations impérieuses d’intérêt général.
Par ailleurs, conformément à une jurisprudence constante, constitue une restriction au sens du précédent article toute mesure nationale qui, même applicable sans discrimination tenant à la nationalité, interdit, gêne ou rend moins attrayant l’exercice, par les ressortissants de l’Union, de la liberté d’établissement garantie par le Traité.
En l’occurrence, compte tenu des énonciations faites par la juridiction de renvoi, il a été constaté qu’une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui interdit aux ressortissants de l’Union de fournir un service de garde d’urnes cinéraires dans l’État membre concerné, fait obstacle à ce que ces ressortissants s’y établissent afin d’exercer une telle garde et qu’elle est donc susceptible de gêner la liberté d’établissement.
Dans leurs observations, la commune de Padoue et le Gouvernement italien soutiennent que la réglementation nationale en cause au principal, dont il est constant qu’elle s’applique sans discrimination tenant à la nationalité, est justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général tenant à la protection de la santé publique, à la nécessité de veiller au respect dû à la mémoire des défunts, ainsi qu’à la protection des valeurs morales et religieuses dominantes en Italie, ces dernières s’opposant à l’existence d’activités commerciales et mondaines liées à la conservation des cendres des défunts, et donc à ce que les activités de garde de restes mortels aient une visée lucrative.
Trois arguments à l’appui de l’État italien et de la commune de Padoue
1 - D’abord la préoccupation de la protection de la santé publique
Sur cet aspect, la réplique de la Cour de justice ne tient pas compte de cet argument invoquant : "à la différence des dépouilles mortelles les cendres sont inertes d’un point de vue biologique, puisque rendues stériles par la chaleur, de sorte que leur conservation ne saurait représenter une contrainte imposée par des considérations de santé publique".
En ce qui concerne, deuxièmement, l’objectif de protection du respect dû à la mémoire des défunts, celui-ci est également susceptible de constituer une raison impérieuse d’intérêt général.
2 - Ensuite la protection et le respect dû aux morts notamment en cas de cessation de l’activité de l’entreprise
En ce qui concerne, deuxièmement, l’objectif de protection du respect dû à la mémoire des défunts, la Cour admet qu’il est susceptible de constituer une raison impérieuse d’intérêt général.
Néanmoins, la Cour fait observer qu’il existe des mesures moins contraignantes permettant de réaliser ledit objectif, telles que, notamment, l’obligation d’assurer la garde des urnes cinéraires dans des conditions analogues à celles des cimetières communaux et, en cas de cessation d’activité, de transférer ces urnes à un cimetière public ou de les restituer aux proches du défunt.
3 - La contestation du caractère lucratif de l’activité
Le Gouvernement italien soutient que les valeurs morales et religieuses dominantes en Italie s’opposent à ce que les activités de garde de restes mortels puissent avoir une visée lucrative.
Dans sa réponse, la Cour, rappelle à l’État italien que lors de la rédaction du libellé même de l’art. 5, paragraphe 2, de la loi n° 130, du 30 mars 2001, que l’activité de conservation de cendres mortuaires a établi une tarification fixée par les ministères concernés. Or, à cette occasion, il aurait pu prévoir que l’ouverture à des acteurs privés des activités de garde de restes mortels serait soumise à ce même encadrement tarifaire.
D’autant plus, déclare la Cour, que l’encadrement tarifaire prévu dans la loi n’est pas visiblement considéré, par le Gouvernement italien concerné, comme contraire à ses valeurs morales et religieuses. En clair, et c’est certainement l’argument le plus fort avancé par la Cour : soumettre à un tarif une prestation de conservation de l’urne par des structures communales ne doit pas être aussi choquant que par une entreprise privée.
Conclusion
Pour la Cour, l’art. 49 du TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale, qui proscrit toute activité exercée à titre lucratif ayant pour objet, même non exclusif, la garde d’urnes cinéraires, à quelque titre que ce soit et quelle qu’en soit la durée. L’antériorité éloignée de cette jurisprudence ne manquera de susciter un débat de fond en France.
Méziane Benarab
(1) L’autorisation de procéder à la crémation est accordée suivant la volonté, en ce sens exprimée par le défunt de son vivant ou par un membre de sa famille, selon l’une des modalités suivantes :
La dispersion des cendres n’est autorisée, suivant la volonté du défunt, que dans un secteur du cimetière réservé à cet effet, en pleine nature ou dans un domaine privé ; la dispersion dans un domaine privé doit se faire à l’air libre avec l’autorisation du propriétaire et ne peut donner lieu à rémunération ; en tout état de cause, la dispersion des cendres est interdite dans des zones habitées ; la dispersion en mer dans les eaux de lacs et de cours d’eau est autorisée dans les zones sans embarcations et sans constructions ;
La dispersion des cendres est effectuée par le conjoint ou par tout autre membre de la famille habilité, par l’exécuteur testamentaire ou par le représentant légal de l’association visée sous b), point 2, ci-dessus, à laquelle le défunt adhérait ou, à défaut, par une personne habilitée à cet effet par la commune ;
Le transport de l’urne contenant les cendres n’est pas soumis aux mesures sanitaires de précaution prévues pour le transport de cadavres, sauf indication contraire des autorités sanitaires ;
Une salle attenante au crématorium doit être aménagée pour permettre l’accomplissement des rites funéraires et de rendre un dernier hommage au défunt dans la dignité.
Résonance n° 209 - Novembre 2024
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